LA COUCHE LIMITE ET LE DECROCHAGE

Imaginons un écoulement d'air sur une surface plane. Etant donné que l'air a une certaine viscosité, il aura tendance à adhérer à la surface (souvenez vous de l'effet Coanda avec le filet d'eau venant du robinet et suivant la forme de l'objet sur lequel il coule).

Au niveau de la surface même, les forces de viscosité et de frottement vont ralentir l'écoulement si fortement qu'il pourra être considéré comme étant à l'arrêt; un peu plus loin de la surface, l'effet sera moindre et la vitesse plus grande et ainsi de suite en s'éloignant.

La couche limite est cette zone où la vitesse d'écoulement est ralentie par la paroi.

Elle commence au contact de la surface là où la vitesse d'écoulement est pratiquement nulle et s'étend jusqu'à la distance où la vitesse d'écoulement est égale à celle du flux libre (qui, comme son nom l'indique, est le flux qui n'a pas été influencé par le frottement sur la paroi).

Attention: l'épaisseur d'une couche limite est variable suivant entre autre, la vitesse (plus la vitesse est élevée, plus la couche est mince) et l'état de la surface (plus la surface est lisse, plus la couche est mince).

La couche limite fait donc le lien entre le flux libre et la paroi.

Pour qu'il y ait une portance, il faut un déplacement rapide du flux d'avant en arrière et une adhérence de ce flux sur le profil pour suivre la courbe vers le bas.

Lorsque l'angle d'attaque de l'aile est trop grand, l'air ne peut plus suivre le profil, la couche limite n'est plus entraînée par le flux, elle a tendance à s'arrêter, à se décoller de la paroi, aspirée par la dépression qui règne un peu plus haut (là où le flux est encore en mouvement).

Après s'être ainsi décollée, elle retombe et forme des turbulences fortes et chaotiques (tourbillons avec recirculation bien visibles sur le dessin ci dessous) comme ceci:

Comme vous pouvez le voir, ces turbulences là correspondent à un arrêt voir même à une inversion du sens de l'écoulement (recirculation). Or, il ne peut y avoir de portance sans un écoulement à la fois rapide et dans le bon sens.


Par conséquent, lorsque l'angle d'attaque devient trop grand, la portance se perd*; ce phénomène s'appelle: le décrochage*.


(*) En fait, si le décrochage produit bien une perte de portance, il ne s'agit pas d'une perte TOTALE de la portance.

Le décrochage concerne l'écoulement sur l'extrados et produit donc "seulement" une (très) forte diminution de la portance. Et cette (très) forte diminution est plus ou moins rapide voir brutale mais n'entraîne pas une perte totale de portance (ne fût-ce que grâce à la pression sous l'intrados).

Quant à l'explication "physique" de la perte (non totale) de portance:

--Approche «différence de pression» ou «Bernoulli»

=> le flux tourbillonaire, essentiellement par le phénomène de recirculation et donc de déplacement vers l’amont diminue très fortement (voir supprime au moins localement) la dépression liée à l’accélértation du flux, parce que la combinaison d’un écoulement globalement d’avant en arrière et d’écoulements locaux d’arrière en avant produit un écoulement total globalement moins rapide dans le sens recherché.

--Approche «déviation vers le bas» ou «Newton»

=> le flux tourbillonaire, cette fois encore essentiellement par le phénomène de recirculation et donc de déplacement vers l’amont diminue très fortement (voir supprime au moins localement) la déviation du flux vers le bas, parce que une partie de l’écoulement tourbillonne sans direction précise donc sans se diriger vers le bas, voir même «remonte» la pente du profile donc s’oppose à la «bonne» déviation.

--Approche «circulation» ou «Kutta-Joukowsky»

=> Là c'est encore plus simple, le phénomène de recirculation est par définition même à l’opposé de la circulation.


Comment lutter contre ce décrochage, ou, tout au moins le retarder ?

En faisant en sorte que la couche limite ait "envie" de rester collée à la paroi et en lui rendant de l'énergie.


Plusieurs techniques existent:

1) L'aspiration de la couche limite: une série de trous sont réalisés sur l'extrados, par lesquels on "aspire" la couche limite qui reste alors plus longtemps plaquée à la paroi (elle finira tout de même par se détacher, mais plus tard, c'est à dire à un angle d'attaque plus grand).

En restant plaquée à la paroi, la couche limite ne se décollera pas et ne fera pas ce genre de turbulences, elle sera continuellement aspirée et remplacée par de l'air en provenance des couches supérieures.

Ce système est peu utilisé, il n'est d'ailleurs pas facile de produire une telle aspiration.


2) Le soufflage de la couche limite: de l'air prélevé sur le compresseur du ou des réacteurs est injecté dans la couche limite dans le sens de l'écoulement.

La couche limite est ainsi réaccélérée. (La flèche rouge indique l'injection d'air).


Remarque: le slat à fente réalise un peu le même genre de chose, l'air qui passe par la fente est dirigé sur l'extrados dans le sens de l'écoulement, et en plus, le système fonctionne sans faire appel à un compresseur de réacteur, et est donc utilisable sur tous les avions.

Sur ce dessin, en plus de la fente du slat (au bord d'attaque), une autre fente est placée au niveau du volet pour bien montrer que le soufflage de la couche limite, au niveau de l'extrados de l'aile, par la fente du slat, part du même principe que celui des volets à fente(s) ou des volets Fowler.

Dans ce cas c'est le décollement au niveau des volets que l'on essaie ainsi d'éviter.


3) La création de tourbillons transversaux: en effet, un tourbillon est le siège d'un mouvement de rotation rapide et même très rapide. Les tourbillons longitudinaux que l'on voit apparaitre lors d'un décollement par exemple sont néfastes puisqu'ils ramènent l'air en direction de l'avant (d'où le terme de recirculation) comme ceci:

Ce n'est pas le bon sens, et pour 2 bonnes raisons:

  1. On veut que l'air aille vers le bas derrière l'aile; étant donné la pente de l'aile due à son angle d'attaque, aller vers l'avant c'est remonter.
  2. L'aile se déplace d'arrière en avant, si l'air fait de même, il "accompagne" de faite l'aile et donc n'a plus ou presque plus de vitesse PAR RAPPORT à elle.

Sans vitesse relative de l'air par rapport à l'aile, pas de dépression et donc pas de portance.

Les tourbillons transversaux, par contre, tournent perpendiculairement à l'écoulement, ils ne "remontent pas la pente" et, par conséquent, ils ne "compensent" pas la vitesse de déplacement de l'aile.

Leur vitesse (latérale) est donc utilisable pour créer une dépression façon Bernouilli, et cette vitesse se combine à celle du déplacement de l'aile comme ceci:

Donnant une résultante plus grande que la vitesse de l'avion donc une meilleure portance.

En tournant rapidement, ces tourbillons "soufflent" sur la couche limite et lui rendent énergie et mouvement.

Attention, si l'augmentation de portance par effet "Bernouilli" (donc une baisse de pression statique) est ici évident du fait de l'accélération de la vitesse de l'air (l'orientation "désaxée" de la résultante ne pose aucun problème), il ne faut pas oublier l'aspect "déviation d'air vers le bas" qui est moins facile à "débusquer" mais néanmoins obligatoirement présent (voir: ici)



On parle, depuis un moment, d'écoulement turbulent, mais pour être vraiment précis, je devrais dire qu’il y a écoulement turbulent et écoulement turbulent (différents), ou turbulent et tourbillonnaire.


Lorsque l’on a évoqué le décrochage, et les turbulences qui en découlent, on parlait d’une sorte de véritable «chaos» de mouvements d’air désordonnés (le fameux régime tourbillonnaire et la recirculation). Mais le terme d’écoulement turbulent est surtout utilisé pour désigner un écoulement globalement dans la «bonne» direction et le «bon» sens, mais selon une trajectoire fortement sinueuse et ce phénomène est très courant.


Un véritable écoulement «lisse» et droit (on dit laminaire parce qu’il respecte totalement l’étagement «en couche» de la couche limite); ce genre d’écoulement donc, est rare et ne concerne de toute façon presque jamais l’intégralité du profile dans le sens de l’écoulement.


Si l’écoulement est laminaire au début, il devient tôt ou tard turbulent, mais sans conséquences vraiment néfastes.

Le dessin suivant illustre ça:

On peut y voir au dessus le passage écoulement laminaire => écoulement turbulent, avec, entre les deux lignes vertes, une zone de transition où les deux régimes cohabitent (mais ce n'est pas visible sur le dessin).

En dessous, on voit deux exemples d'écoulement laminaire devenant turbulent, l'un plus fortement que l'autre.




C’est au 19ième siècle que Osborne Reynolds réalisa une expérience qui consistait en un tube dans lequel coulait de l’eau et qui contenait un autre tube plus fin, placé au centre, et par lequel un colorant pouvait être injecté au milieu de l’écoulement.


Le tube étant transparent, il pouvait voir le colorant conserver d’abord sa position (centrale) dans l’écoulement puis subitement se mélanger rapidement à l’ensemble de l’écoulement sur toute la largeur du tube. Pour ça, il fallait que l’écoulement devienne subitement turbulent.


C’est ainsi qu’il découvrit, que l'écoulement d’un fluide (dans ce cas un liquide) dans un tube devenait turbulent à partir d’une certaine distance.

La distance en question dépendait de la vitesse de l'écoulement, de la section du tube, et aussi de la température, mais quelque chose restait constant, et c’était le produit de la vitesse du fluide «v» par cette distance précise là (celle où se produit le changement) «d», le tout divisé par la viscosité cinématique «υ».

Donc v.d / υ , et ce résultat constant est représenté par Re


On a donc: Re = v.d / υ

La viscosité cinématique «υ» = viscosité dynamique «μ» / masse volumique «rho».

Alors cinématique et dynamique, ça se ressemble beaucoup, mais la première fait référence à un mouvement, et l’autre à une force.


Cette transition laminaire / turbulent se retrouve aussi dans l’élévation de la fumée d’une cigarette, qui commence toujours à s’élever de manière plus ou moins «droite» avant de brusquement opter pour une trajectoire sinueuse et se mélanger à l’air autour.


J’ai dit plus haut que cet écoulement turbulent ne nuisait pas trop à la portance (contrairement au décollement), mais par contre il augmente notablement la traînée et c’est donc la raison pour laquelle il est important d’en tenir compte.


Maintenant, si l’on reprend la même équation Re = v.d / υ , qu’on l’applique à un profile d’aile, mais que l’on choisi comme distance, non pas comme plus haut, celle où se produit le changement, mais plutôt la longueur de la corde du profile, et comme vitesse, celle de l’avion, on obtient le nombre de reynolds maximum atteint sur ce profile.


Le reynolds correspondant au passage laminaire / turbulent, c’est le reynolds critique Rcr, et la distance où se produit le changement est donnée par: d = Rcr . υ / v

Ça vaut environ 500000 pour une simple plaque lisse et plane.


Remarque, pour de l’air à température normale, υ vaut environ 15 . 10(-6)



Mais au fait, pourquoi l'écoulement passe-t'il brusquement de laminaire à turbulent?

En fait, les molécules du fluide concerné sont soumises à plusieurs influences principales: leur inertie qui tend à les faire aller tout droit plutôt que de suivre la courbure du profile, les différentes interaction avec les autres molécules (agitation thermique, par exemple) et les aspérité de la surface de l'aile, et la viscosité qui tend à les faire adhérer à la surface, à la "paroi" de l'aile, et aussi à se coller un tout petit peu entre elles.

Le régime laminaire dure aussi longtemps que ces forces de viscosité maintienne l'écoulement en bon ordre vis à vis de la surface de l'aile ou "entre elles" dans le cas de l'exemple de la fumée de cigarette. Et le régime turbulent apparaît dès que les autres influences (inertie, par exemple) prennent le pas sur la viscosité.